Je pourrais être la mère d’Horacio Fortunato.De Gordana plus encore, mais je ne me vois pas en mère de Gordana dans les faubourgs de Cracovie, Sofia, Bratislava ou Brno ; je ne me vois pas embarrassée de cette enfant empêchée, très tôt barricadée, néanmoins rose et blonde, qu’a dû être Gordana. L’enfance des autres est un royaume lointain, on n’a pas accès, ça se dérobe ça échappe. Je n’imagine pas les premières chaussures de Gordana, le cordonnier du coin aurait bricolé dans une chute de cuir fauve un chausson montant souple et enveloppant, quelque chose qui tenait du sac, de la housse, de l’étui ; on aurait fait des essais, on aurait craint de blesser les chairs mais il fallait bien chercher une solution, la fillette trottait, galopait, se traînait quand elle ne pouvait pas faire autrement, se propulsait ; on avait du mal à trouver un mot pour le dire, on ne le disait pas, on n’en parlait pas et on ne s’habituait pas tellement à la regarder, on la regardait même le moins possible depuis qu’elle avait commencé à marcher, à vouloir jouer avec les autres enfants, dans la cour, frères, sœurs cousins voisins, elle aurait été jolie, elle n’était pas joyeuse et se montrait acharnée jusque dans le jeu, elle se serait facilement battue, elle ne voulait déjà plus du tout se laisser transporter dans la poussette qui était pourtant bien pratique, elle criait dès qu’elle la voyait et on ne lui résistait pas tant elle était dure et difficile, on la plaignait aussi ; elle parlait peu, elle ne pleurait pas, elle comprenait tout. Elle sortirait du cercle de famille et du quartier, elle irait à l’école, on ne pouvait pas la laisser avec son pied ficelé dans un manchon marron de laine épaisse solidement maintenu par un élastique qui ne gênait pas la circulation, la grand-mère avait eu cette idée parce qu’elle avait encore porté dans sa jeunesse des bas fixés comme ça et elle faisait aussi des conserves de légumes dans des bocaux fermés avec ce genre d’élastiques orange, larges et plats. On supposait plus ou moins qu’il devait exister ailleurs des médecins, des services spécialisés, on aurait peut-être pu l’opérer ; par la sœur de la voisine, qui était aide-soignante on avait vaguement entendu parler d’un garçon qui avait été bien amélioré, mais pas guéri, ça ne se guérissait pas, surtout si on commençait les traitements trop tard, même après plusieurs opérations compliquées, au moins deux ou trois, e de longues périodes de rééducation ; on n’aurait pas su où aller pour ces opérations, ni à qui s’adresser, et le transport, les déplacements, on n’avait pas les moyens ni le temps, c’était trop loin, ces soins n’étaient pas pour nous, on travaillait à droite ou à gauche, on passait sa vie à courir, on s’usait, on s’en sortait à peine avec tous ces enfants. Si encore on n’avait eu que celle-là, et heureusement dans un sens que l’on n’avait pas que celle-là, on ne connaissait pas d’autres cas dans la famille et le fils qui était venu juste après elle, vingt mois après, était bien droit, bien d’aplomb, il avait tout ce qu’il fallait, c’était la première chose que la sage-femme avait criée au moment de l’accouchement, il a tout il a tout, avant même de dire que c’était un garçon, et on avait compris que cette fois, c’était bon.
FOLIO, 2020, p.75-77